Journal d’un génie de Salvador Dali
« Le livre que voici prouvera que la vie quotidienne d’un génie, son sommeil, sa digestion, ses extases, ses ongles, ses rhumes, son sang, sa vie et sa mort sont essentiellement différents de ceux du reste de l’humanité. Ce livre unique est donc le premier journal écrit par un génie. »
S’il y a bien une chose dont ne souffrait pas Salvador Dali, c’est du complexe d’infériorité. Parfaitement conscient d’une personnalité hors du commun, il n’a eu de cesse de la mettre en scène, devenant lui-même le sujet d’une performance ininterrompue, le cœur d’un geste artistique quotidien. Celui qu’André Breton avait rebaptisé avec aigreur Avida Dollars (anagramme de Salvador Dali), en raison de sa passion immodérée pour l’argent, s’enorgueillissait que pas un jour ne passe sans qu’on ne parle de lui, préfigurant le narcissisme warholien et son antienne « pour exister, il faut être vu », mais avec une différence et de taille, une inclination toute aristocratique et mystique. Dali incarnait le génie de manière paradoxale. Il bousculait le monde de l’art, tout en étant profondément réactionnaire. Il était un grand peintre doublé d’un grand écrivain, mais quelle que soit la langue qu’il couchait sur le papier son orthographe s’entêtait à rester phonétique (ses traducteurs ont eu l’obligeance de le transposer avec plus d’orthodoxie). Les péripéties les plus prosaïques de son quotidien, des chaussures trop petites qui lui occasionnent de vives douleurs ou la selle matinale étaient prétextes à la métaphysique la plus débridée.
Dans son journal, qu’il envisage comme une notice destinée à faciliter le travail d’exégètes tentés d’appréhender l’artiste à travers ses œuvres, le génie auto-proclamé Dali n’en reste pas moins un homme qui distille au détour des pages quelques saillies bien senties à l’encontre de ses souffre-douleurs favoris : Breton, Matisse et Mondrian en tête. La mesquinerie est à la hauteur du personnage, raffinée autant que percutante. Mais le talent de conteur de Dali est avant tout de rendre délicieux, à défaut d’être digeste, un salmigondis de pensées délirantes et d’obsessions déroutantes pour un non-adepte de la méthode paranoïaque-critique dont il revendique la paternité. La compagnie bénéfique des mouches, une corne de rhinocéros en guise d’épiphanie esthétique, structurant la peinture de De Vinci, le corps du Christ sur sa toile ou l’anatomie de Gala, sa femme et « unique femme mythologique de son temps », des choux-fleurs dans sa Rolls Royce, la mystique dalinienne, un projet de long-métrage avorté intitulé « La brouette de chair », qui aurait à coup sûr occasionné des nuits blanches aux critiques des Cahiers du cinéma, voici une liste non-exhaustive des excentricités consignées dans un journal qui n’a rien d’intime en la mesure où il est dès le départ destiné à être publié.
D’aucuns s’écriront au fou, plutôt qu’au génie, à la lecture de celui qui affirmait : « L’unique différence entre un fou et moi, c’est que je ne suis pas fou ». A défaut d’avoir du sens, les théories fumeuses de Salvador Dali, à l’image de sa peinture, comblent les nôtres. A la manière des fous d’autrefois ayant la lourde responsabilité d’égayer la Cour, le panache littéraire de Dali nous distrait et nous enchante. Nous aurions tort de bouder notre plaisir.
Pierre