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Mendiants et orgueilleux d’Albert Cossery


« C’était lugubre et malsain, cette interminable rue aux boutiques, où les réverbères s’alignaient comme une longue procession funéraire. »


Les héros qui marchent avec une indolence toute aristocratique dans l’œuvre d’Albert Cossery (1913 - 2008) sont autant de pieds de nez aux canons de la société occidentale. Mendiants, inadaptés, démunis, désœuvrés se prélassent et fomentent des conspirations à l’encontre des représentants de l’autorité, oppresseurs et colonisateurs, tout impétrant zélé d’un dérisoire magistère, dans un Orient dont l’unique richesse est aussi son fardeau, cette lumière du soleil qui baigne sans discontinuer la ville, rendant l’ombre fraîche des cafés bien plus attractive qu’un labeur qui n’apporterait qu’un peu plus de sueur encore. Que risquent ces paresseux flamboyants, puisqu’ils ne possèdent rien d’autre qu’une dignité impalpable, donc insaisissable. Ainsi est Gohar, l’indigent nonchalant mais non sans panache de Mendiants et orgueilleux, qui entraîne le lecteur dans une lente déambulation à travers les ruelles interlopes du Caire, enjambant les culs-de-jatte et rasant les vitrines emplies de vide, si ce n’est une table où le commerçant redoutant la solitude vous invite à boire un thé.


Albert Cossery a vécu plus de quarante ans rue de Seine à Paris, dans une chambre de l’Hôtel Louisiane, elle aussi pleine de vide. Figure de Saint-Germain-des-Prés, il passait une bonne partie de ses journées aux terrasses des cafés dans l’espoir qu’un familier l’invite à dîner. Cet indécrottable dandy, fidèle à la philosophie de ses romans, ignorait la richesse – sa paresse légendaire n’étant sans doute pas étrangère à l’absence de celle-ci –, tout comme la notion de productivité. Chaque mot couché sur le papier de Cossery, longuement muri, chaque phrase ciselée avec délicatesse ravive l’Egypte fantasmée de sa jeunesse. Comme ses personnages évoluant dans un univers figé, il résistait contre la frénésie matérialiste et son lot de progrès abêtissant. Celui qui était surnommé « Le Voltaire du Nil », eu égard à son ironie lumineuse envers les puissants, appelle à travers ses fictions à oublier la Loi du Talion, qui ne fait que conforter l’oppresseur, en prilivégiant l'arme la plus déstabilisante qui soit et à la portée même des plus humbles: la dérision. La violence et la dérision et Un complot de saltimbanques sont à ce titre de sémillants manuels de guérilla non-violente.


Dans ce paysage littéraire devenu depuis longtemps une industrie comme une autre, Albert Cossery restera un auteur marginalisé, une oasis où l’on aime s’arrêter et se perdre en se laissant porter par la sagesse de ses propos et la poésie de ses mots... en prenant tout son temps.


Pierre